Prologue - Arrivée - Cusco - Machu Picchu - Lac Titicaca - La Paz, Sucre - Potosí et ses mines - Salar d'Uyuni - Lima - Epilogue
A quelques dizaines de kilomètres de Sucre se trouve le village indien de Tarabuco, réputé pour son marché qui a lieu chaque dimanche. L'une des particularités de la culture des Tarabucos est que les hommes arborent des chapeaux en feutre ayant la forme des anciens casques des conquistadors espagnols. Ce phénomène d'acculturation traduit l'admiration et la crainte que les Indiens ont eu à l'époque de la Conquête devant les "coiffures" des Espagnols. Et pour reprendre l'expression que j'ai entendue dans un documentaire à ce propos, "paraître celui qui vous domine, c'est quelque-part être son égal."
Le marché de Tarabuco, comme celui de Pisac, s'organise dans toutes les rues autour de la place centrale du village. Mais il a l'avantage contrairement à son homologue péruvien d'être moins touristique, et donc plus agréable à découvrir. J'ai quitté le centre et son animation pour me diriger vers les quartiers plus excentrés et ensuite aller dans la sierra, l'arrière-pays. J'ai marché pendant une vingtaine de minutes sur un petit chemin de terre, ne rencontrant qu'épisodiquement quelques paysans qui semblaient étonnés de me voir. Certains ont même affiché une mine fermée et antipathique, murmurant le mot "gringo" qui n'a pas échappé à mes oreilles. J'avais beau m'arrêter et leur expliquer que j'étais Français et non pas gringo. Car ce terme dans mon esprit s'applique aux Nord-Américains, et je ne voulais pas qu'on me colle cette étiquette qui ici est plutôt péjorative. Tout dépend bien-sûr de l'intonation, on peut prononcer le mot avec une tendresse bienveillante, l'air rieur, ou encore avec un ton qui frise la défiance. Malgré mes maigres explications ils ne semblaient pas réellement faire la distinction, un blanc est un gringo, point barre. Ils ont dû me prendre pour un fou en me voyant me justifier avec véhémence !
Moi qui voulait passer inaperçu -plus ou moins-, c'est plutôt raté. Les habitants d'ici semblent bien moins accoutumés aux touristes, et ils se montrent plus méfiants à leur égard. C'est tant mieux en fin de compte, car ils ont conservé cet esprit sauvage et cette dignité que beaucoup ont perdus au contact de l'essor récent du tourisme, et même si certains m'ont paru très renfrognés -pas tous évidemment- je ne peux m'empêcher de les admirer. En rentrant au village, j'ai hésité à m'incruster dans une maison dont la porte de la cour était entrouverte. J'avais l'intention de demander à ses occupants la permission de la visiter, mais je me suis ravisé peut-être un peu vite en entendant un nouveau "gringo" siffler à mes oreilles.
De retour sur la place centrale, cette fois-ci, je suis allé chercher du "gringo" volontairement, en entendant des petits gamins debout dans la remorque d'un camion qui s'amusaient à traiter les passants de gringos, tout en riant dès que ceux-ci se retournaient. Je me dirige alors vers la camionnette, comme si de rien n'était, et à l'annonce du premier "gringo" suivi d'éclats de rires, je me retourne vers les gamins et fonce droit sur eux ! Ils ont presque pris un air apeuré et ont failli me donner des remords. Quand j'ai demandé au petit chef si il pensait sérieusement que j'étais un gringo, il m'a regardé avec ses grands yeux ébahis et m'a rétorqué aussi sec "no !", comme s'il se rétractait sous le coup de la peur. Bouh, je suis le grand méchant loup ! Non, ce n'est pas mon genre de faire peur aux enfants. J'ai essayé de leur faire un petit cours de géographie en leur expliquant que je venais de France, en Europe, et que les gringos, eux, venaient d'ailleurs, et que par conséquent je n'en n'étais pas un. Je ne suis pas sûr que les poissons aient mordu à l'hameçon, mais en revanche quand je leur ai demandé s'ils voulaient des crayons de couleur, chacun a fait un bond de un mètre et ils se sont tous exclamés en choeur, "si !"
J'ai ainsi vidé un peu partout ce qu'il me restait de crayons de couleur, j'espère que chacun en aura eu au moins un. J'ai offert la trousse en peau à un "tout grand" qui devait avoir au moins mon âge. Il ne m'avait rien demandé, mais j'estimais qu'il saurait en faire bon usage. La prochaine fois, j'amènerai encore plus de crayons de couleur.
Après une pause sandwich dans un petit restaurant de la place centrale de Tarabuco, nous rejoignons Sucre pour ensuite nous rendre au sud, vers Potosí. La route monte pendant près de trois heures, mais elle est goudronnée, ce qui -j'allais l'apprendre très bientôt- est un vrai luxe. La route Sucre-Potosí n'offre pas à proprement parler des paysages somptueux comme ce sera le cas plus au sud. Les paysages de l'Altiplano sont d'une relative monotonie, tout est pelé, jaune et brun, et ce n'est pas en période de saison sèche que l'on peut espérer voir un petit peu de vert au-dessus de trois mille mètres. Mais néanmoins, ces paysages secs ne sont pas dénués de charme, ils reposent l'oeil, voire-même l'esprit.
En fin de journée nous approchons de Potosí, ville qui aujourd'hui compte près de cent vingt mille habitants et culmine à quatre mille mètres d'altitude. Elle est tout de suite aisément reconnaissable à la montagne derrière elle, le Cerro rico, la montagne riche, quatre mille huit cent mètres. L'histoire de Potosí et son dénouement plutôt tragique, sont intimement liés au Cerro rico qui jadis, fit la gloire et la renommée mondiale de la ville.
Après que les Espagnols eurent été informés de la découverte de gisements d'argent dans la montagne, ils fondèrent la ville de Potosí en 1545. Vingt-cinq ans plus tard, la ville comptait déjà cent vingt mille habitants, autant qu'à l'heure actuelle, ce qui faisait d'elle la cité la plus peuplée des Amériques. Les énormes quantités d'argent extraites chaque jour contribuaient à sa croissance et à son développement, et Potosí devint très vite la première source de minerai d'argent au monde. Au tournant du XVIème siècle, il est dit que Potosí était devenue l'une des plus grandes et des plus riches villes au monde, pouvant rivaliser avec Paris, Séville et Londres. D'où l'expression espagnole "es un Potosí" pour qualifier quelque-chose de beau ou de riche, l'équivalent français de "c'est le Pérou." L'Américain John Hemming dans son livre "The Conquest of the Incas" explique qu'à la fin du XVIème siècle, Potosí comprenait quatorze dancings, trente-six maisons de jeu, un théâtre, cent-vingt prostituées et des dizaines d'églises baroques. La légende veut également, qu'avec tout l'argent extrait entre 1570 et 1650, on aurait pu paver une route jusqu'à l'Espagne. Cela aurait été pratique, on aurait pu y accéder en calèche au lieu de se farcir le bateau. Il est évident que tout cet argent, s'il a servi à enrichir notablement Potosí, était avant tout destiné à soutenir la croissance de l'Europe et n'a pas véritablement profité au développement de la Bolivie.
A partir de la seconde moitié du XVIIème siècle, le lent déclin s'est amorcé. Le rendement des centaines de mines existantes a fortement diminué, et une épidémie de typhoïde a emporté plus de vingt mille personnes en un an. A la fin du XVIIIème siècle, la population de Potosí était tombée à trente-cinq mille personnes. Au moment de l'indépendance, en 1825, la ville comptait huit mille habitants et plus qu'une cinquantaine de mines en exploitation. La demande en étain à partir du XXème siècle a sauvé Potosí de l'absolue pauvreté, car il s'est révélé que les entrailles du Cerro rico en contenaient en quantité assez importante. Mais la chute des prix due à la surproduction mondiale a achevé de reléguer Potosí au rang de petite ville provinciale. Cela n'empêche pas le Cerro rico d'être encore aujourd'hui "en activité", principalement pour extraire de l'étain, du zinc et du plomb. La Belle époque appartient désormais au passé. Et comme le souligne mon guide sur la Bolivie, "maintenant, seules les églises baroques subsistent pour rendre hommage aux centaines de milliers qui ont sacrifié leur vie pour la cupidité de leurs souverains coloniaux." Le bonheur des uns fait souvent le malheur des autres, c'est bien connu. Ici on peut affirmer que le sous-développement de Potosí est le produit du développement de l'Espagne. Il en va ainsi plus largement de la dichotomie nord-sud.
Se promener dans les rues de Potosí reste la meilleure chose à faire pour se rendre compte par soi-même de la situation actuelle de la ville, qui encore aujourd'hui présente un très grand intérêt. Potosí a cette atmosphère de ville au passé glorieux et fastueux, mais au présent déchu et fade. Elle reste une belle ville mais qui fut sans aucun doute encore plus belle autrefois, et telle une actrice vieillissante elle se lamente sur ce qu'elle a perdu, sur ce qui jadis faisait son prestige et sa gloire. Un lifting, une opération de chirurgie esthétique n'y changeront rien, Potosí est fanée. Mais elle vit également au XXème siècle, à l'heure de la modernité, les cafés Internet et les filles en mini-jupes -entre autres- sont là pour nous le rappeler. Après une agréable promenade au crépuscule dans les rues pentues de Potosí, le temps d'aller faire ripaille et de boire un Pisco vient à point.
Sept personnes du groupe avaient aujourd'hui choisi de descendre dans la mine avec un guide local, pendant que les autres avaient préféré découvrir Potosí "à l'air libre". Evidemment, je faisais partie des sept personnes ! Avant de faire le grand plongeon, nous sommes passés dans la maison de notre guide où nous attendaient des casques, des bottes et des imperméables. Après avoir enfilé tout ce matériel, nous sommes allés au "marché des mineurs", une rue dans les hauteurs de Potosí où les mineurs trouvent tout ce dont ils ont besoin pour exercer leur profession. Nous avons acheté de la dynamite, des feuilles de coca, et des boissons gazeuses, le tout pour le leur offrir. La dynamite sert à faire sauter les veines de métal qu'ils peuvent découvrir. Quant-à la coca, ils la mastiquent en permanence, ce qui leur permet de mieux supporter les effets de la fatigue et de la faim.
Notre guide Johnny devait avoir près de vingt-cinq ans. Son père, aujourd'hui quarante-quatre ans, était autrefois mineur. Tout comme lui, Johnny a commencé à travailler à la mine vers l'âge de seize ans, mais il a arrêté deux ans plus tard sous les injonctions de sa mère. Fait d'ailleurs bien rare dans un milieu où l'on est mineur de père en fils. La moyenne d'âge du mineur de Potosí est d'environ quarante-cinq ans, la plupart finissent par mourir de la silicose qui devient chronique. A partir d'un certain temps passé sous terre à extraire du minerai, il n'y a plus rien à faire pour sauver la vie du mineur qui est condamné à mourir de la silicose.
L'ensemble des mines exploitées est divisé en trois secteurs, le coopératif, le privé, et les mines d'Etat travaillant en collaboration avec des privés. Mais Johnny nous apprend que récemment la collaboration entre public et privé s'est terminée, les entreprises privées se retirant de la course, laissant la place aux coopératives pour cause de rentabilité insuffisante. La configuration actuelle est donc la suivante, secteurs coopératif, privé et Etat/coopératives.
Les trente coopératives regroupent près de six mille mineurs, soit près de soixante-cinq pour-cent de l'ensemble des travailleurs. L'entreprise d'Etat Comibol quant-à elle, emploie trois cent mineurs et exploite deux mines. Seules les mines du secteur privé et de Comibol reçoivent des prêts de la banque Minero, les coopératives n'ont donc jamais les finances nécessaires pour investir dans leurs mines, et sont donc condamnées à stagner sans pouvoir se développer et permettre ainsi à leurs travailleurs d'améliorer leurs conditions de travail et leur niveau de vie. Les mineurs des coopératives n'ont droit à aucun privilège que les mineurs de l'Etat possèdent, tel qu'un salaire fixe, et un logement mis à leur disposition (les mineurs de l'Etat et leur famille sont entassés dans des baraquements miteux en guise de logement de fonction). Ils doivent travailler au maximum pour satisfaire au mieux leurs besoins et ceux de leur famille.
Quel est l'avantage de travailler pour la coopérative ? Une certaine "liberté". Les mineurs décident en commun les quantités qu'ils souhaitent extraire. Ils travaillent en petites équipes de trois ou quatre personnes, et chacune d'elle se fixe les objectifs de production qu'elle désire, qu'elle estime raisonnable. Ensuite, ils vendent à la coopérative tout ce qu'ils ont trouvé, au prix du marché. Mais parler de "liberté" est en fait bien exagéré et se révèle inexact puisqu'ils doivent travailler tous les jours s'ils veulent pouvoir manger tous les jours. Mais ils se prennent en charge et ne reçoivent ni ordres ni directives de personne, ni de l'Etat, ni d'une entreprise privée. C'est une affaire de choix, mais très honnêtement je ne pense pas que l'une des deux existences possibles soit plus digne ou meilleure que l'autre. Les mineurs qu'ils travaillent pour l'Etat, pour le secteur privé ou coopératif restent dans un état de servilité et ne peuvent connaître que la survivance. Mais mineur à Potosí, il faut le vivre pour le comprendre, je pense qu'on ne peut pas vraiment bien en parler sans avoir enduré leurs souffrances quotidiennes.
Johnny nous explique que dans le système coopératif dans lequel il a travaillé autrefois tout comme son père, il existe trois catégories de mineurs. Le mineur de première classe a beaucoup d'expérience, il repère les veines de métal (argent, zinc ou autre), perce les trous dans la roche et y introduit la dynamite. Et boum ! Il a la "chance" de posséder une assurance sociale et son salaire mensuel varie entre mille et mille deux cent bolivianos par mois, soit entre mille deux cent et mille quatre cent cinquante francs par mois, somme bien supérieure au salaire moyen bolivien qui ne doit pas dépasser les cinq cent bolivianos. Le mineur de deuxième classe n'a pas d'assurance sociale contrairement à celui de la classe supérieure. Il touche entre huit cent et mille bolivianos par mois. Le mineur de troisième classe quant-à lui, ne touche qu'entre quatre et cinq cent bolivianos par mois. Il s'agit souvent de jeunes mineurs et ceux-ci sont confinés à des tâches très physiques comme soulever les chariots de minerai. Dans le cas de la mine que nous avons visitée, les mineurs devaient effectuer au minimum soixante-dix allers-retours avec des chariots remplis de caillasses, et pesant plusieurs dizaines de kilogrammes pour toucher leur salaire. Dans des galeries ne dépassant parfois pas un mètre trente de haut, ils s'évertuent à soulever ces horribles brouettes très lourdes -je le confirme, j'ai essayé- en courant sans cesse, pendant quatre à cinq heures, sans rien manger si ce n'est mâchouiller de la coca en permanence, et ne s'arrêtant que pour boire.
Pour passer de la troisième classe à la deuxième, il faut avant tout posséder deux ans d'expérience dans les bras et les jambes et être reconnu et estimé par son équipe dans le travail. Mais surtout, pouvoir payer les cinq cent dollars, voire plus selon les mines, nécessaires à sa promotion. Et le système est le même pour gravir l'échelon supérieur. L'argent comme moyen d'ascension sociale, rien de nouveau sous le soleil.
La visite de la mine sous terre dure environ une heure, nous progressons à travers des galeries non régulières, plus à la manière d'une grotte que d'une mine en exploitation. Notre casque est bien utile, il nous évite de nous faire des trous dans la tête. En revanche porter des bottes se révèle être une aberration, elles sont inutiles car il n'y a pas d'eau, et elles ne maintiennent pas du tout le pied lors des descentes escarpées. Dans l'ensemble, peu de difficultés majeures, les quelques petits passages étroits dans lesquels il faut se faufiler, ne s'étalent que sur quelques mètres -heureusement pour moi qui ai horreur des petits ascenseurs-. Nous ne descendrons pas très profond, car en s'enfonçant plus bas les galeries deviennent plus humides, plus chaudes et plus suffocantes, plus dangereuses également.
Notre face à face avec le diable en personne a lieu dans un petit cul de sac. Nos petites lampes se consument sous ses yeux malins, pendant que nous contemplons son corps recouvert de serpentins en papier mâché, de feuilles de coca et de cochonneries de toutes sortes. Le diable vous dites ? Il s'agit là d'une statue d'El Tío, littéralement l'oncle, mais qu'il faut traduire par le diable. A l'extérieur du royaume souterrain, les mineurs tout en étant catholiques croient également en la Pachamama de leurs ancêtres, la terre mère, et en Wiracocha, le dieu des cieux, créateur de l'univers. Mais lorsqu'ils sont dans la mine, dans le ventre de la terre, c'est le diable qu'ils vénèrent et prient afin qu'il leur apporte sécurité et prospérité. Etant données leurs très dures conditions de travail, on comprend aisément qu'ils se soient tournés vers lui, car le monde de la mine ressemble plus à l'idée que l'on se fait de l'Enfer qu'à autre chose. Mais n'y voyez là rien de sataniste ou d'une absurdité dans ce genre, c'est uniquement une manière de se préserver des éventuels dangers de la mine. En faisant des offrandes au diable qu'ils conçoivent comme le maître de la mine et des entrailles de la terre, ils pensent apaiser sa colère et ce, en vue de leur propre sécurité. Ainsi chaque mine possède sa statue d'El Tío, recouverte de feuilles de coca, d'alcool, de papier, de couleurs, et même avec une cigarette en bouche. Je pense qu'il y a là avant tout une grande part de rituel et de tradition ancestrale plus que de réelle croyance.
Chaque mine possède son propre Tío, et il en existe donc de multiples exemplaires, certains plus ou moins réussis que d'autres. Mais chaque Tío a le mérité d'être unique !
Celui que nous avons vu ne correspondait à aucun de ceux-ci. Je dois avouer qu'il était beaucoup plus réussi et qu'il ressemblait davantage à un diable. Redoutable !
Les femmes des mineurs travaillent aussi, mais uniquement à l'extérieur de la mine, à ciel ouvert, et elles ne le font que dans certains cas, lorsque leur mari a eu un accident, ou si celui-ci ne peut subvenir seul aux besoins de la famille. Leur salaire minimum par jour s'élève à vingt bolivianos, l'équivalent de vingt-cinq francs. Quant-aux enfants, c'est à partir de l'âge de quatorze ans qu'il peuvent descendre dans la mine en compagnie de leur père. Je ne sais pas exactement quelle est leur tâche exacte, et cela m'étonnerait qu'ils commencent déjà à soulever les brouettes. J'imagine que leur père leur apprend le métier et se contente de les initier au monde de la mine. De toutes les façons, ce n'est qu'une question de temps, tôt ou tard ils commenceront à porter des chariots, à mâcher de la coca sans jamais s'arrêter, à courir dans les galeries étroites, et à fonder une famille, tout comme leurs ancêtres l'avaient fait auparavant.
La vie du mineur s'apparente plus à une survie au jour le jour, qu'à une vie véritable au sens où nous la concevons. Avant tout pour bien vivre, il faut du temps, du temps pour se consacrer à des activités autres que le travail. Et il faut également de l'argent pour subvenir à ses besoins matériels les plus primaires et également pour se faire plaisir. Or le mineur n'a pas de temps, il passe sa journée entre la mine et son domicile familial et ne peut se permettre de "perdre son temps" à lire, regarder la télévision, sortir. L'argent lui fait également cruellement défaut, il en possède en quantité suffisante pour nourrir, vêtir et loger sa famille (dans le meilleur des cas), mais il ne peut pas s'offrir des petits plaisirs. Une survie qui s'étale entre quarante et cinquante ans. Mais comment le mineur peut-il décompresser ? Comment peut-il se lâcher complètement et oublier sa misérable condition ? notamment par le biais des nombreuses fêtes villageoises, chrétiennes ou païennes, organisées par la communauté des mineurs. A renfort de grande quantité d'alcool, de danses colorées et de nourriture abondante, le mineur peut commencer à vivre. Le temps d'une beuverie, d'un festin, d'une danse...
Je quitte Potosí quelque peu déçu, avec le regret de n'avoir pu mieux découvrir la ville en elle-même. Avant de partir nous faisons halte dans la maison de Johnny pour casser la croûte et manger un peu de lama. La viande a le goût du mouton mais elle est beaucoup plus coriace. Nous laissons les routes goudronnées derrière nous pour nous frotter à la piste, cinq heures et demi au total pour rejoindre la petite ville d'Uyuni, encore plus au sud, près du Salar. Les paysages désertiques sont magnifiques, rien à voir avec ce que nous voyions par la fenêtre entre Sucre et Potosí. Toutes les couleurs sont réunies, le sable rouge et jaune, les buissons verts, la terre brune, les ruisseaux et le ciel bleus, le blanc du sommet des montagnes... et des centaines de lamas par troupeaux entiers. Je finissais par me demander s'ils n'avaient pas tous fini dans l'assiette. De rares petits villages agrémentent notre voyage, certains sont encore habités et même reliés au réseau électrique, tandis que d'autres semblent désertés et abandonnés depuis longtemps, tels des hameaux fantômes. Comme la terre est ici trop sèche, les maisons sont construites en pierres et non en adobe comme c'était le cas plus au nord. Nous arrivons dans la nuit à Uyuni, environ dix mille habitants, plus connue par la proximité du Salar auquel elle a donné son nom (le Salar d'Uyuni), que par ses propres charmes.